L’élevage : un coût exorbitant pour des bénéfices minimes
L’espace médiatique est tellement occupé par les défenseurs de l’élevage paysan qu’on croirait presque que sans les bouses de vaches, l’humanité court à sa perte. Plus sérieusement, la petite musique de fond qui circule à haut volume est que l’élevage créé quelque chose de magique dont on ne saurait se passer, comme si, à l’origine de l’alchimie fertile nourrissante, se trouvaient des animaux d’élevage paissant paisiblement sur des prairies. En fait, il n’en est rien : les animaux dépendent des végétaux et non l’inverse, et c’est une notion de base de l’écologie qui nous l’apprend : le niveau trophique. C’est lui qui caractérise la position qu’occupe un être vivant dans son environnement. Dès lors, nous verrons ici qu’une sortie de l’élevage nous permet d’éviter une fuite incroyable de ressources.
Les animaux ne fabriquent pas d’azote ni de matière organique, ils en consomment
Le réseau trophique est ce qu’on connaît sous le nom de chaîne alimentaire. Chaque niveau représente un maillon de cette chaîne (voir Fig. 1). Au premier niveau se trouvent les producteurs que sont les végétaux, dits autotrophes (capables de créer de la matière organique à partir de matière inorganique). Au-dessus, on passe aux animaux, qui sont hétérotrophes (c’est-à-dire qui utilisent pour se nourrir les matières organiques issues d’organismes vivants ou morts) : après les consommateurs primaires (niveau 2) se trouvent des consommateurs secondaires, les premiers prédateurs (niveau 3), jusqu’à des superprédateurs qui n’ont pas de prédateurs naturels. L’être humain, étant au niveau 2,21 (comme l’anchois ou le porc), est bien loin du niveau 5,5 de l’orque et de l’ours polaire. Selon la loi de conservation de l’énergie, aussi connue sous le nom de loi des 10 %, 90 % d’énergie est perdue à chaque passage au niveau trophique supérieur1.
Les animaux dépendent de la matière organique créée par les végétaux puisqu’ils sont incapables d’en créer à partir du soleil, des minéraux et de l’eau. Les végétaux, eux, convertissent le gaz carbonique en molécules organiques : glucides, lipides et protides. Les animaux ne font que transformer ces molécules au prix d’une déperdition importante. Ils ne fabriquent pas d’azote et en passant par les animaux, le cycle de l’azote présente déjà des fuites : il y a des pertes sous forme de lait, de viande et de carcasses d’animaux.
Contrairement à la croyance répandue, le fumier n’est pas – pour ainsi dire – un repas gratuit. À l’échelle mondiale, à travers les cultures destinées à l’alimentation animale, l’élevage consomme 55 millions de tonnes (Mt) d’azote synthétique pour en restituer seulement 26 sous forme organique2. Cela représente 29 Mt qui partent directement vers les milieux marins et terrestres, ce qui contribue à la fois au réchauffement climatique et à l’eutrophisation de ces milieux, favorisant ainsi les zones mortes. Par ailleurs, si l’on cherche à réduire l’usage des engrais azotés, il faut remplacer une source primaire d’azote par une autre source primaire et non par un flux de recyclage tel que le fumier (voir article p. 26). Seule la fixation symbiotique peut y parvenir, par la culture de légumineuses et non par l’élevage. D’après l’estimation de l’équipe de Solagro, si l’on veut massifier l’agriculture biologique, la fumure animale ne fournirait seulement qu’une partie des apports d’azote3.
Le rendement catastrophique de l’élevage
Ancienne agroéconomiste à l’Institut de l’élevage chargé de politiques d’élevage à la FAO, la chercheuse Anne Mottet a tenté de réhabiliter l’élevage en publiant une étude qui cherche à savoir si « le bétail est dans nos assiettes ou à notre table4 ». Finalement, ses résultats sont sans équivoque. Pour produire 1 kg de viande désossée il faut en moyenne entre 2,8 kg et 3,2 kg d’aliments consommables par les humains selon qu’il s’agit de viande provenant de ruminants ou d’animaux monogastriques. La chercheuse montre que loin d’être contributeur, l’élevage est clairement consommateur de ressources. Le ratio net ne prend en compte que l’alimentation animale consommable par les humains (celle qui entre en concurrence directe avec notre alimentation) alors que le ratio brut considère toute l’alimentation animale. In fine, pour produire 1 protéine animale il faut en moyenne 10 protéines végétales, ce qui fait que 9 protéines sur 10 sont perdues. Pour celles que l’on peut consommer directement on compte 62 % de perte (soit un ratio de 2,6). C’est uniquement à l’échelle locale, dans des cas marginaux et donc non représentatifs, que l’élevage peut contribuer à la sécurité alimentaire. Nous pouvons parler ici de voie sans issue car plus de 99 % de cet élevage contributeur est représenté par les ruminants qui sont responsables de 80 % des émissions de gaz à effet de serre du secteur5. C’est une impasse manifeste face au changement climatique.
La perte d’opportunité alimentaire
Alors que le gaspillage alimentaire s’élève à un tiers de la production mondiale, une étude parue en 2018 dans la revue scientifique PNAS6 , vient enfoncer le clou en montrant que les pertes de nourriture induites par l’alimentation des animaux dépassent toutes ces pertes dites conventionnelles (fuites dans les chaînes d’approvisionnement). Les chercheurs ont montré que les produits végétaux de remplacement peuvent produire, par unité de surface cultivée, 20 fois et 2 fois plus d’aliments similaires sur le plan nutritionnel que le bœuf et les œufs, catégories les plus et les moins gourmandes en ressources. Ils précisent que la production d’un gramme de protéine (ou de calorie) d’origine animale multiplie par dix les besoins en ressources et les émissions de GES par rapport à la production d’un gramme de protéine d’origine végétale. La consommation de produits alimentaires à forte intensité de ressources au lieu de produits de remplacement plus efficaces et tout aussi nutritifs peut alors être considérée comme une perte de nourriture effective. Cela porte le nom de « coût d’opportunité alimentaire ». Contrairement à la perte de nourriture conventionnelle, la perte de nourriture due à des produits à forte consommation de ressources est une nourriture cachée qui peut être récupérée par le biais de changements dans les régimes alimentaires. À ce titre, les préférences alimentaires jouent un rôle clé dans la détermination et l’atténuation des pertes alimentaires. Pour rappel, en France7 comme dans le monde, l’élevage consomme un tiers des céréales produites annuellement et alors même que l’étude d’Anne Mottet montre que 86 % de la consommation mondiale d’aliments pour le bétail n’est pas comestible par les humains, l’élevage n’assurerait que 25 % des apports protéiques mondiaux. Poore et Nemecek, les auteurs de la plus grande méta-analyse8 connue à ce jour portant sur notre système alimentaire, ont conclu que l’élevage apportait 18 % des calories et 37 % des protéines totales alors qu’il occupe 77 % des terres agricoles mondiales, si l’on fait la somme des pâturages et des cultures destinés à l’alimentation des animaux9 .
Les surfaces libérées
L’élevage occupe 27 % des terres émergées : cela représente davantage que les forêts, les terres stériles (déserts, plaines salées et roches), les glaciers et les zones construites (villes et infrastructures), respectivement à 26, 19, 10 et 1 %). Environ la moitié de cette surface est constituée de prairies, dont 35 % pourraient être immédiatement converties en cultures. Reste 1,3 milliard d’hectares qu’on ne pourrait a priori pas valoriser autrement qu’avec des ruminants en pâturage. Cela représente environ 27 % des terres agricoles mondiales, soit 10 % des terres émergées.
Alors que faire de toutes ces prairies libérées de l’élevage ? Pourrions-nous repenser des paysages qui ne soient pas anthropocentrés, c’est-à-dire, dédiés au seul bénéfice des humains ? Et si, finalement, la prise en compte des intérêts des animaux devenait une clé d’organisation des paysages ?
Nous pourrions déjà donner la priorité au reboisement pour séquestrer du carbone, une urgence face au changement climatique. Ensuite, pour conserver des paysages ouverts ou des prairies qui nous offrent des services écosystémiques bienvenus, nous pourrions aménager des sanctuaires entretenus par les animaux d’élevages rescapés ou par des animaux sauvages. Des visites scolaires et universitaires offriraient un intérêt supplémentaire à leur préservation. Enfin, le maintien de parcelles de cultures serait nécessaire pour notre alimentation, mais une diversification importante serait à opérer afin de sortir des monocultures géantes destinées à l’élevage.
Notes
- Éléments d’écologie : Écologie fondamentale, François Ramade, Dunod, 4e édition. Chapitre 5, Flux de l’énergie et cycle de la matière dans les écosystèmes.
- Uwizeye, A., de Boer et al., « Nitrogen emissions along global livestock supply chains ». Nature Food 1, 437-446 (2020), www.nature.com/articles/s43016-020-0113-y.
- « Atelier 1 – Élevage – Comment réfléchir aux évolutions de l’élevage et à sa place dans les systèmes de production ? », Solagro, https://vimeo.com/503407885/ccf984cdd6.
- Mottet A., « Livestock: On our plates or eating at our table? A new analysis of the feed/food debate », Global Food Security, septembre 2017, https://doi.org/10.1016/j.gfs.2017.01.001.
- Garnett, T., Godde, C., et al., « Grazed and confused?: Ruminating on cattle, grazing systems, methane, nitrous oxide, the soil carbon sequestration question-and what it all means for greenhouse gas emissions », FCRN, p. 118.
- Shepon, A., Eshel, G. et al., « The opportunity cost of animal based diets exceeds all food losses ». Proceedings of the National Academy of Sciences, 2018, www.pnas.org/content/115/15/3804.
- « Le marché des céréales françaises », dossier thématique, www.passioncereales.fr/dossier-thematique/le-marché-des-céréales-francaises.
- Poore, J., & Nemecek, T., « Reducing food’s environmental impacts through producers and consumers », Science, 2018, DOI: 10.1126/science.aaq0216.
- Ritchie H., Roser M., « Land Use », sept 2019, www.ourWorldInData.org