Du genre dans l’assiette : rencontre avec Lucie Nayak et Kostia Lennes

12 min
30 juin 2021
Alice Gren

Un article paru dans la revue Virage n°9 – printemps 2021.

En novembre 2019, Kostia Lennes, doctorant en anthropologie et Lucie Nayak, docteure en sociologie, se sont lancé un pari ambitieux : celui de déterminer les différents liens de causalité entre genre et véganisme, à travers une enquête adressée aux hommes et femmes de 27 à 40 ans. Comment nos comportements alimentaires influent-ils sur notre genre et vice-versa ? Les deux chercheurs nous livrent leur regard croisé.

Kostia Lennes

Kostia Lennes est doctorant en socio-anthropologie à l’Université Libre de Bruxelles et à l’Université de Paris. Dans son travail de thèse, il s’intéresse à la relation escort-client dans le contexte de la prostitution masculine sur Internet. Ses recherches s’articulent principalement autour des études sur le genre et la sexualité, et plus particulièrement sur les hommes et les masculinités.

Lucie Nayak

Lucie Nayak est sociologue, post-doctorante à l’Université de Liège. D’abord spécialisée dans les champs de la santé, du genre et de la sexualité, ses travaux de recherche actuels sont consacrés à l’étude des relations entre les animaux et les humains dans les refuges pour animaux « de ferme », hors contexte d’exploitation.

Pourriez-vous nous dire quand a émergé l’idée d’un lien entre féminisme et volonté de défense animale ?

LN – On peut faire remonter ce lien à la fin du XIXe siècle au Royaume-Uni : la militante féministe et animaliste Frances Power Cobb a été l’une des premières à militer pour le droit de vote des femmes tout en étant à l’origine d’un important mouvement antivivisectionniste. Émilie Dardenne, qui a étudié ses travaux en profondeur, montre qu’elle dénonçait l’altérité dans laquelle étaient rejetés les femmes et les animaux, en faisant un lien entre les violences respectives dont ils faisaient l’objet. Mais c’est surtout un siècle plus tard que l’on retrouve cette association, notamment avec Françoise d’Eaubonne – créatrice du mouvement écoféministe.

En 1990, l’autrice Carol J. Adams poursuit cette idée dans son ouvrage The Sexual Politics of Meat en analysant de façon croisée l’oppression des femmes et celle des animaux, via la consommation de viande. C’est l’une des références en matière de féminisme végane : elle articule la critique du sexisme et celle du spécisme.

Dans son livre, Carol J. Adams parle de sexualisation de la femme au même titre que celle de l’animal : quel est votre avis sur le sujet ?

KL – La publicité réalise beaucoup ce parallèle en effet, aussi bien chez les hommes que chez les femmes d’ailleurs. PETA, dans l’une de ses publicités vantait les mérites du régime végétarien pour la puissance sexuelle et la forme physique. On y voit des hommes dansant avec des légumes aux tailles disproportionnées. La marque Orangina, quant à elle, fait indirectement référence à l’oppression masculine à travers la sexualisation de l’animal. On y voit une biche en sous-vêtements rouges, assise sur les genoux d’un vieil homme blanc. Cette métaphore sexuelle entre la femme et l’animal est souvent réalisée dans la publicité alimentaire. Ces codes sont repris pour susciter l’émoi et l’indignation, en somme, pour faire parler. À la base ils sont utilisés pour se moquer des « dominants » mais in fine, ils utilisent le même mode de communication.

Derrière cette image sexualisée de la femme et de l’animal se cache une idée que Carol J. Adams avait déjà développée : l’idée que le corps des femmes serait disponible pour les hommes de la même manière que les animaux sont disponibles pour les humains. Cela n’est d’ailleurs pas un hasard si ces publicités sont alimentaires : la cuisse de la femme est réifiée à l’image d’une aile de poulet dans une assiette.

Pensez-vous que la femme et les animaux sont, à certains égards, mis sur le même plan dans la société ?

KL – Je dirais oui et non. Au même titre que les animaux par rapport à une majorité humaine, les femmes occupent une position de minorité et d’opprimées par rapport à la majorité masculine. On peut en ce sens parler de mise sur le même plan dans la hiérarchie sociale.

Toutefois, il convient aussi de différencier l’histoire du combat féministe de celui de la cause animale. Bien que le féminisme ait encore de nombreux droits à acquérir dans la société, le regard sur les femmes a énormément changé car c’est un mouvement vieux de plusieurs siècles. Grâce à ces mouvements, dont #metoo constitue peut-être la dernière démonstration visible à l’échelle mondiale, la place qu’occupent les femmes dans la société a énormément évoluée, tant sur le plan juridique que social.

Pour les animaux, le combat reste encore assez récent et d’une moindre ampleur, même si beaucoup de théoriciennes y travaillent depuis le XIXe siècle comme l’indiquait Lucie Nayak. À la différence des femmes, ils n’ont pas encore acquis de droits sociaux ou juridiques, hormis quelques petites conquêtes. Il y a vraiment un écart entre les mouvements féministes et animalistes, qu’il s’agisse du regard porté par la société ou en termes de droits.

On pourrait en revanche parler de mise sur le même plan dans la culture populaire. Beaucoup d’expressions humoristiques font l’analogie entre la femme et l’animal. Marie-Claude Marsolier dans son ouvrage Le Mépris des « bêtes » parle de ces parallèles souvent réalisés dans la langue française. Elle indique que dans nos représentations collectives, nous avons ancré ces rapprochements entre les femmes et les animaux. L’anthropologue et ethnologue Françoise Héritier, dans ses travaux, effectue un rapprochement entre les femmes et la nature d’un côté et les hommes et la culture de l’autre. En reprenant cette théorie, forcément, les femmes sont plus proches des animaux. Tandis que les femmes sont comparées à des animaux de façon dégradante (cochonne, chienne…), l’homme est plutôt associé à une image viriliste et valorisante (ex : chaud lapin).

En somme, même si les femmes et les animaux ne sont pas mis sur le même plan, la culture populaire partage des représentations très ancrées aujourd’hui des minorités (la majorité étant généralement représentée par des hommes blancs, hétérosexuels et valides).

Peut-on parler d’un engagement différent selon les deux genres ?

LN – Dans le cadre de notre enquête, nous avons travaillé sur un très petit nombre de personnes. Mais l’on observe parmi elles une distinction dans les formes de militantisme. Chez les femmes, le militantisme est souvent revendiqué par la cuisine. Elles avaient déjà une pratique culinaire avant de devenir végane, contrairement aux hommes qui l’ont plutôt découverte lors de leur conversion à la cuisine végétale.

Les femmes interrogées démontrent une réelle volonté de cuisiner pour les non véganes afin de leur faire découvrir un autre mode d’alimentation. Elles valorisent davantage les blogs de cuisine car c’est une façon pour elles de militer par ce biais-là. C’est d’ailleurs la principale différence que nous avons pu constater au cours de notre enquête, en ce qui concerne les formes de militantisme.

Nous avons également l’impression que les formes de militantisme diffèrent selon le paysage associatif. Certaines associations de défense animale mettent en avant une imagerie plus viriliste en affichant un certain nombre d’attributs pouvant être rapprochés d’un stéréotype masculin (grosses rangers, vêtements noirs…). D’autres à l’inverse, mettent en avant la cuisine, la santé, soit des domaines plus souvent associés au féminin.

Une plus grande représentation des femmes parmi les personnes s’affirmant végétariennes ou véganes serait-elle uniquement expliquée par leur traitement inégalitaire au sein de la société ?

LN – Tout dépend de ce que l’on entend par traitement inégalitaire. On peut en partie expliquer cette plus grande représentation des femmes parmi les personnes végétariennes ou véganes par leur traitement social différencié. On attend souvent des femmes qu’elles prennent un plus grand soin de leur santé, qu’il s’agisse de la leur ou de celle de leur entourage. Devenir végane, pour elles, serait donc un moyen de manger plus sainement (ex : limiter la viande rouge pour le cholestérol). Selon une étude réalisée par France AgriMer en 2018, parmi les personnes végétariennes, les femmes sont plus nombreuses que les hommes à révéler une préoccupation de santé.

Par ailleurs, l’empathie et la sensibilité sont encouragées chez les femmes et attendues d’elles. Cela peut les conduire à arrêter de consommer la viande, par souci éthique et/ou écologique. Les femmes étant victimes de sexisme, elles se sentent davantage concernées par l’oppression que subissent les animaux d’élevage. La juriste Kimberlé Crenshaw a développé à ce titre la notion d’intersectionnalité, qui renvoie à la situation des personnes subissant simultanément plusieurs discriminations (sexisme, validisme, racisme etc.)  Toutefois, cette inclusion des animaux et de la lutte contre le spécisme ne fait pas l’unanimité au sein des mouvements féministes. Certaines femmes jugent indécente cette analogie entre oppression des femmes et celle des personnes racisées avec celle que subissent les animaux. Dans les discours racistes, on a beaucoup assimilé les personnes racisées à des animaux, à l’image des femmes animalisées. Cela serait donc une façon de décrédibiliser le mouvement féministe et de rabaisser les femmes. Si l’on considère bien sûr que les animaux seraient inférieurs aux êtres humains.

Dans le cadre de notre enquête, plusieurs femmes disent que leur engagement féministe les a incitées à devenir véganes. Elles ont d’abord pris conscience des inégalités qu’elles subissaient en tant que femmes, notamment grâce à la littérature féministe. Dans un second temps, les interrogées ont pris conscience des conditions d’élevage et ont décidé de les inclure à leur lutte, pour plus de justice sociale.

On peut ainsi identifier deux éléments déclencheurs pour le passage au véganisme chez les femmes : le traitement social différencié qui les amène à cesser de manger de la viande d’une part, et l’identification aux deux formes d’oppression d’autre part.

En quoi la masculinité est-elle souvent associée au fait d’être carnivore ? Le végétarisme serait-il une atteinte à la virilité ?

KL – En 1995, la sociologue Raewyn Connell a développé le concept de masculinité hégémonique. Elle analyse dans quel contexte l’identité masculine est la plus valorisée dans la société. Dans beaucoup de contextes historiques, la viande reste liée à la masculinité hégémonique, soit la masculinité des dominants. Ainsi, un homme qui affirme qu’il ne mange plus de viande posera problème car cela portera directement atteinte à son identité masculine. Il va donc utiliser des techniques et stratégies différentes pour justifier son végétarisme en insistant sur des valeurs compatibles avec la masculinité hégémonique. L’écologie par exemple, qui touche tous les êtres humains, ou encore les sujets politiques. Autrement dit : la sensibilité, que l’on attribue souvent aux femmes, ne sera pas (ou peu) utilisée comme justificatif par les hommes.

A contrario, une femme pourra plus facilement démontrer son empathie (elle ne fait que se conformer aux normes de son genre), à la différence de l’homme qui, s’il le fait, sera souvent renvoyé à une hypothétique homosexualité. Cela montre bien ce que sont nos représentations collectives sur le sujet !

LN – Il est important de préciser que lorsque l’on parle de végétarisme, l’arrêt de la viande est l’élément qui pose le plus problème (les œufs, le poisson ou les produits laitiers sont moins problématiques) si l’on place cela dans le cadre de la masculinité hégémonique. Refuser de la viande rouge est plus « grave » car celle-ci va de pair avec le développement physique, la force musculaire, le sang, la guerre… Le barbecue en est un parfait exemple : il est associé aux hommes en priorité.

Comment déconstruire ce schéma social ? (On pense notamment au magazine Beef qui s’adresse aux hommes mangeurs de viande : le sang, l’homme qui chasse…).

LN – Parmi nos interviewées, plusieurs femmes, qui se déclarent féministes, veillent justement à ne pas trop se conformer au schéma social qu’on leur impose. Elles avaient peur que l’on se moque de leur sensibilité et apportent ainsi des arguments le plus souvent renvoyés à une image masculine : « Je suis végane mais je mange gras, en grande quantité, je bois de l’alcool… » Elles ne veulent surtout pas être assimilées au cliché féminin de « manger trois feuilles de salade ».

KL – Paradoxalement, on observe une requalification des caractéristiques considérées comme féminines soit la douceur, l’empathie ou la sensibilité. Les hommes véganes ont aussi tendance à accepter ces valeurs considérées comme transgressives par rapport à leur genre. La masculinité urbaine et cosmopolite définit aujourd’hui l’homme moderne comme un libre-penseur. L’homme contemporain et évolué est celui qui va à l’encontre des attentes de son genre avec une rébellion assumée. Tandis qu’il s’affranchit des dominants et donne l’impression d’avoir abandonné les normes masculines, il réinvente en réalité une autre masculinité hégémonique par ce processus de requalification des normes. On pourrait alors considérer que cette réappropriation des normes féminines serait une façon de conquérir un terrain, la cause animale, majoritairement investi par les femmes. Ainsi, probablement de manière inconsciente, certains de ces hommes donnent l’illusion de s’affranchir de la masculinité hégémonique et traditionnelle tout en conservant les bénéfices d’une forme de masculinité « moderne » tout à fait compatible, et même valorisée, dans les milieux qu’ils fréquentent.

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