Dis-moi ce que tu manges, je te dirai qui tu fréquentes

Un article paru dans le dossier de ViraGe n°19 : "Trouver sa place à table".
Par Paul Reydel et Karine Vernette.

Manger satisfait la faim du corps, et répond à une partie de nos besoins sociaux, tout aussi vitaux. Des mœurs alimentaires minoritaires influent donc directement sur notre sociabilité, aussi bien dans la façon dont elle s’exprime que sur la construction de nos relations. Être, se dire, ou être considéré comme végé modèle notre environnement, et, qu’on le veuille ou non, contribue à changer notre rapport aux autres.

La plupart des études qui s’intéressent aux pratiques alimentaires s’appuient sur les déclarations des personnes interrogées. Or, un examen objectif des consommations effectives montre que tel qui se dit végétarien s’abstient uniquement de bifteck, tandis que telle autre qui se considère omnivore ne mange jamais de chair. On peut aussi se demander si les motivations éthiques des véganes introduisent des variantes au végétalisme. Depuis les années 1990, la sociologie de l’alimentation reconnaît que parler de végétarisme au singulier ne permet pas d’embrasser toute la variété des alimentations qui excluent la consommation de viande.
Se présenter comme végé ne dit donc pas vraiment ce qu’on mange, ni pourquoi. Mais provoque une rupture avec la grande majorité de nos contemporains : manger « de tout » fait partie de ce que Bourdieu nomme l’habitus, l’ensemble des représentations construites par une société et intériorisées par un individu, et les pratiques qui en découlent.

Dès lors qu’on cesse d’être omnivore, on se démarque de son milieu, de sa classe sociale, de ses habitudes. C’est parfois une distinction revendiquée, mais la plupart du temps, cette étape correspond à des difficultés pratiques – que vais-je (faire à) manger ? – et relationnelles. Pour la plupart de nos concitoyens, héritiers d’un patrimoine gastronomique très carné, manger moins de viande est entré dans la norme… mais opter pour une forme ou une autre de végétarisme est perçu comme un positionnement radical, potentiellement clivant. Autant dire que l’étiquette « végé » est à la fois (trop) commode, réductrice, et source de tensions comme d’incompréhensions.

Cercles d’influence

Si la pratique alimentaire est une différence en elle-même, les raisons du choix peuvent accroître les divergences avec ses proches. Ce phénomène a été documenté par l’anthropologue et chercheuse en sciences sociales Laurence Ossipow, qui s’est intéressée dans les années 1980 aux personnes végétariennes, mais aussi à celles qui pratiquaient la macrobiotique ou le crudivorisme, en Suisse : ces mangeurs dissidents embrassaient, en même temps qu’une nouvelle alimentation, de nouvelles pratiques, traduisant une vision du monde, un système de valeurs et des préoccupations susceptibles de modifier leur cercle relationnel.
Les motivations éthiques et écologiques fortes favorisent l’adoption et le maintien d’une alimentation végé à long terme, elles peuvent aussi marquer une évolution des idées et des centres d’intérêt. L’entourage amical tend alors à s’élargir, faisant place à de nouvelles personnes partageant ces affinités et ces pratiques. Et parfois, il se renouvelle en grande partie, faute de terrains communs satisfaisants avec les amis « d’avant ».
Réciproquement, les transitions alimentaires peuvent être modelées par l’entourage, dans un sens ou dans l’autre. Si trouver un modus vivendi est indispensable dans les foyers mixtes – où la question « qui fait à manger ? » prend toute son importance – une rencontre amoureuse peut infléchir les habitudes alimentaires, ou aider à poursuivre son cheminement vers une nourriture plus végétale. Les plus jeunes, convaincus mais tributaires de l’organisation familiale, n’ont pas pleinement le choix, et de nombreux végés adaptent leur assiette aux circonstances. Ce sont d’ailleurs les végétaliens et véganes qui font le plus d’écarts : plus les choix alimentaires sont exigeants, plus s’impose la nécessité de faire des compromis, dans un contexte culturel peu propice à l’abandon de la viande et des produits animaux.

« Mon groupe d’amies d’enfance prend toujours un plat végétarien au restaurant en ma présence,
comme marqueur de soutien et de respect.
Elles savent que ça me blesse de voir des animaux dans l’assiette,
et que mes convictions écologiques sont très marquées. »
Alix, 36 ans

Adapter la convivialité

La convivialité est un pilier culturel français. Être ou devenir végé ne justifie pas d’y renoncer, mais oblige à l’adapter. Les amis sont généralement plus ouverts que la famille : les relations choisies sont plus simples que les liens familiaux, et moins marquées par les schémas de transmission et les écarts générationnels. Pour autant, la pression sociale reste la cause principale de non-adoption ou d’abandon de l’alimentation végétale. S’il n’est pas indispensable de grenouiller en vase clos, rencontrer des semblables est à la fois reposant et stimulant. Pour Corentin Lagallarde, animateur des formations Futur-VG, le sentiment d’isolement est une constante qui s’exprime lors des partages d’expériences en petits groupes : « On a pensé cette formation surtout pour donner des outils, notamment sur la nutrition. Et on s’est rendu compte que le côté social domine : les participant·es sont généralement assez informé·es, mais cherchent surtout à entrer en relation avec des personnes qui suivent le même cheminement.  Plus on s’approche des zones rurales, plus le sentiment d’isolement est fort. » L’association vient de lancer le réseau Futur Vegan Communauté, qui se développe localement pour proposer toutes sortes d’activités et de sorties, avec la nourriture végane comme dénominateur commun. « C’est perçu comme le label d’événements inclusifs se déroulant dans un environnement de confiance » détaille Corentin, qui est particulièrement attaché à ce que devenir végane « ne coûte rien à la vie d’avant ».
Le nombre de végés dans notre pays étant minime, la plupart d’entre nous évolue dans un environnement potentiellement hostile. La situation peut être particulièrement dure à vivre pour les hommes : la viande est reliée à une certaine vision de la virilité, très ancrée dans certains corps de métiers. En miroir, la prétendue sensiblerie des femmes suscite la condescendance. Face à ces clichés éculés, une santé éclatante, un bon coup de fourchette et le sens de l’humour permettent de battre les clichés en brèche… et, parfois, d’inspirer le changement là où il ne serait pas manifesté sans nous. On n’est pas seulement ce qu’on mange.

Pour aller plus loin

  • Paul Reydel, Pratiques alimentaires et distinction sociale : Analyse des motivations et des mécanismes d’adoption du végétarisme ainsi que le style de vie des végétarien·nes, mémoire de Master 2, sous la direction de Rémi Sinthon, Université de Strasbourg, 2024.
  • Phillipe Cardon, Thomas Depecker, Marie Plessz, Sociologie de l’alimentation, 2e édition, chapitre 5 « Alimentation et enjeux nutritionnels et environnementaux » et chapitre 6 « L’alimentation dans le quotidien des ménages ».
  • futur-asso.com
    Les formations Futur-VG
    Rejoindre le groupe WhatsApp de la Futur Vegan Communauté

 

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